Créée par l'auteure des Monologues du vagin, Eve Ensler, avec le soutien
de l'Unicef, la Cité de la joie, au Congo, est un refuge pour des
dizaines de milliers de femmes victimes de viols, dans cette guerre
interminable. Elles y réapprennent à vivre et à se reconstruire. En
exclusivité pour Madame Figaro, récit sur le vif de son inauguration.
Époustouflant. La forêt sauvage, vert profond, plonge dans les eaux
émeraude du lac Kivu. Les îlots égrènent leur silhouette floue,
frontière mouvante entre le Rwanda et la République démocratique du
Congo. Soudain, le ciel s’assombrit, l’atmosphère devient électrique. La
tempête éclate. Violente, impromptue. Le bateau tangue sur l’eau qui a
viré au gris. Les invités se réfugient à l’intérieur. Pendant ce temps,
imperturbables, le visage fouetté par la pluie et le vent, les musiciens
jouent et chantent. C’est une première leçon congolaise. Ici, beauté et
violence se mêlent dans une danse infernale. Ici, on ne baisse pas les
bras. On reste sur le pont et on continue, coûte que coûte. Au Congo,
les contrastes donnent le vertige ; le meilleur côtoie le pire. Dans ce
pays de quelque 72 millions d’habitants, grand comme quatre fois la
France, l’un des plus riches d’Afrique en matières premières, la misère
est insondable.
À l’est, le Kivu regorge d’or, de diamants et surtout surtout de coltan,
utilisé dans les ordinateurs et les mobiles. C’est le nerf de la guerre.
Classée « zone rouge » par le Quai d’Orsay, la région est toujours
soumise aux combats de groupes armés qui sèment la terreur dans la
population.
Première cible : les fillettes, les filles, les femmes, âgées de 10 mois
à 90 ans, qui, depuis 1996, subissent des violences, des tortures
sexuelles et de multiples atrocités. Stigmatisées, la plupart sont
ensuite rejetées par leur communauté. Aujourd’hui, au bout de l’enfer,
une lueur d’espoir étincelle. Son nom : la Cité de la joie. Son credo :
transformer la douleur en pouvoir, l’énergie des survivantes en fierté
de battantes.
2007, hôpital Panzi de Bukavu. C’est ici qu’échouent ces femmes brisées
physiquement et psychologiquement. L’Américaine Eve Ensler, auteur des
Monologues du vagin (traduits en 50 langues), militante féministe de
longue date, écoute le récit de Jeanne. Violée par plusieurs hommes, la
Congolaise d’une vingtaine d’années s’est enfuie une première fois.
Après avoir reçu des soins, elle a dû rentrer au village. Elle y a
croisé ses bourreaux. Et le calvaire a repris. Son histoire est
horriblement banale. Bouleversée, la présidente de V-Day, qui, depuis la
création de l’association en 1998, a mené de nombreux combats pour les
femmes violées – en ex-Yougoslavie, en Afghanistan ou pour les fillettes
victimes d’excision –, décide de se lancer à corps perdu dans cette
cause. Sur place, elle trouvera une précieuse alliée, Christine Schuler
Deschryver. Cette Belgo-Congolaise, au port de tête altier, a le regard
dur de celles qui ont vu l’horreur. « En 2000, ma meilleure amie a été
assassinée sous mes yeux et une petite fille de 18 mois est morte dans
mes bras après avoir été violée. » Du jour au lendemain, Christine
démissionne de son poste haut placé dans une ONG allemande pour suivre
Eve Ensler. Cette même année, la campagne « Stop au viol de notre
ressource la plus précieuse » commencera, soutenue par l’Unicef.
|
La révolution commence ici
Bukavu, quartier Essence, 4 février 2011. Elles sont des centaines, de
tout âge, la plupart victimes de violences sexuelles, à brandir
fièrement les briques et les outils qu’elles ont utilisés pour bâtir
leur cité. Et elles chantent. Elles chantent à pleins poumons pour
accueillir la quarantaine de riches et puissantes Occidentales qui ont
fait le voyage pour l’inauguration de la Cité de la joie, des donatrices
et des actrices, comme Charlize Theron ou Thandie Newton, toutes
militantes de V-Day. Il n’y a ni protocole ni organisation. Juste une
immense danse effrénée. Congolaises et Américaines parlent le même
langage : celui du corps de la femme. L’actrice hollywoodienne Rosario
Dawson, membre du board de l’association, avec sa jolie robe noire
gansée de blanc et ses gros godillots résistants à la boue rouge et
collante de Bukavu, a pris par la taille une fillette habillée aux
couleurs rose et noir de V-Day. Les voilà qui initient une immense
farandole spontanée, une communion aux sons des chants et des tambours
congolais. Les tenues occidentales se mélangent aux pagnes colorés, les
chapeaux aux boubous traditionnels. Pendant près de deux heures, les
corps exultent et ne forment plus qu’une longue chaîne de femmes
solidaires et fières.
Parmi elles, une Française s’est jointe à la danse : Sihem Habchi,
présidente du mouvement Ni putes ni soumises, partenaire de V-Day. Elle
voyage avec Aude de Thuin, la fondatrice du Women’s Forum, qui approuve
avec force l’engagement sur le terrain, ici au fin fond du Congo. Les
danses ont cessé. Cheveux courts, visage volontaire, parée de couleurs
vives, Eve Ensler monte à la tribune, galvanisée.
Rage contenue, elle assène : « Plus de violence ! Pouvoir aux femmes et
aux filles du Congo ! » La révolution commence ici, à la Cité de la
joie, érigée grâce aux fonds privés de V-Day et à l’aide de l’Unicef.
Chaque session de six mois accueillera 90 survivantes de 14 à 40 ans,
guéries physiquement. Elles recevront des cours de comptabilité,
d’informatique, apprendront l’autodéfense et leurs droits. Une thérapie
par le chant et la danse les aidera à libérer la parole.
Ces femmes ne seront plus des victimes mais des leaders en devenir, qui
porteront le message dans leur communauté et bénéficieront d’un
microcrédit pour assurer leur indépendance financière. Elles seront
suivies et soutenues pendant plusieurs mois après leur retour au
village. Née à New York en 1953, Eve Ensler est, à sa manière aussi, une
survivante. Abusée enfant par son père dans une famille américaine «
modèle », elle a puisé sa renaissance dans le féminisme des années 70 et
dans le théâtre. L’an passé, alors qu’elle lutte contre un cancer de
l’utérus, elle s’accroche au projet de la Cité de la joie. « Quand
j’étais terrassée par les traitements et la chimio, je pensais aux
Congolaises, explique-t-elle. Je devais être là, aujourd’hui, pour voir
mon rêve devenir réalité. C’est le plus beau jour de ma vie. » Eve
Ensler a décidé de poser tout ça par écrit. Le titre de son prochain
ouvrage sera Congo Cancer.
|
Interview de Charlize Theron
Envoyée de la paix pour les Nations unies et sympathisante de V-Day,
l’actrice sud-africaine Charlize Theron soutient la Cité de la joie.
Madame Figaro. - Pourquoi teniez-vous à assister à cet événement ?
Charlize Theron. - J’ai créé moi aussi une association (1) qui œuvre en
Afrique. Avec Eve Ensler, nous partageons la même analyse de la
situation des femmes. Sa campagne au Congo me rappelle celle que j’ai
menée, il y a quinze ans, en Afrique du Sud, pour dénoncer le viol. Le
gouvernement me mettait des bâtons dans les roues, mais, pour la
première fois, on parlait d’un sujet tabou. C’est aussi ce que fait Eve
ici, au Congo.
Ces femmes survivantes, qui osent témoigner, sont particulièrement
courageuses...
La colonisation, les guerres, les épidémies, les famines : la culture
africaine est fondée sur la résilience. Il y a, ici, une force
spécifique. Mais surtout, comme dans toute l’Afrique, les femmes sont le
cœur de la communauté : elles cultivent, vendent sur les marchés,
élèvent les enfants, tiennent la maison. Oui, elles sont courageuses.
Mais rares sont celles qui connaissent leurs droits.
Leur autonomie est aussi la clé pour faire évoluer cette situation ?
Il nous faut partir du terrain et apprendre à ces femmes comment sortir
de la pauvreté. C’est le fond du problème. Voilà pourquoi je défends le
programme de V-Day : il responsabilise les femmes et s’appuie sur le
principe d’un développement durable. Cela ne m’intéresse pas de verser
de l’argent pour tenter de garder les gens en vie. Je veux leur donner
des outils, l’éducation, le savoir et les moyens de devenir à leur tour
actrices du changement.
(1)
www.charlizeafricaoutreach.org
|